autonomie des luttes, mode d’emploi entretien avec Anzoumane Sissoko

autonomie des luttes, mode d’emploi

Née en 2004 du regroupement de plusieurs collectifs parisiens, la Coordination 75 des sans-papiers (CSP75) s’inscrit dans la continuité du mouvement sans-papiers des années 1990, tout en contribuant à l’élargissement des mobilisations en Europe et en Afrique. Réfractaire à toute emprise, qu’elle vienne des syndicats, des associations ou des soutiens, la CSP75 interroge inlassablement la question de l’autonomie de la lutte des sans-papiers. Parler avec Anzoumane Sissoko, son porte-parole, permet de revenir à une conception radicale des luttes, où l’appui sur le collectif et l’indépendance vis-à-vis de toute forme de mise sous tutelle permettent de protéger les individus et de maintenir le cap politique d’une régularisation globale face à la segmentation des luttes et à la logique des critères.

Le mouvement sans-papiers marque l’émergence d’une nouvelle figure de lutte collective en faveur de la régularisation des étrangers en situation irrégulière : comment s’est fait votre passage au militantisme et quelles ont été les conditions de la création de la CSP75 ?

Je suis un migrant d’origine malienne. À mon arrivée en France en 1993, j’ai fait une demande d’asile même si je savais qu’elle n’aboutirait pas. La procédure permet d’être légal pendant quelques mois, de se repérer dans la ville, de connaître ses droits et ses devoirs, d’avoir la sécurité sociale qui permet de faire des faux papiers pour travailler. Ma demande d’asile a été refusée en 1994. J’ai reçu un Arrêté Préfectoral de reconduite à la Frontière (APRF). J’ai été interpellé de nombreuses fois de 1994 à 2000. J’ai même refusé l’avion en 1997. Puis j’ai été arrêté en 2001 pour défaut de papiers et placé à la prison de la Santé pendant deux mois. À la sortie, ils ont voulu m’expulser. Un cousin m’a aidé à prendre un avocat et à faire en sorte que le consulat ne signe pas le laissez-passer. J’étais dehors mais assigné à résidence et j’ai perdu le travail que j’avais depuis sept ans. C’est ce qui a déclenché mon envie de lutter. En 1996, je n’avais pas pu intégrer l’occupation de l’église Saint-Bernard car la liste avait été fermée aux retardataires, mais j’y allais le lundi. À partir de là, la lutte a continué et quand j’ai perdu mon travail, j’ai eu vraiment le temps de militer. Je n’appartenais pas encore à un collectif constitué.

« Lier la régularisation au travail, c’est de l’esclavage. »

Des Ivoiriens ont créé près de chez moi le collectif du 19e. Des Sénégalais de la rue d’Aubervilliers avaient aussi un groupe. On s’est rencontré à la manifestation nationale des sans-papiers en août 2002 et on s’est aperçu qu’on était tous dans le même arrondissement. La Coordination nationale des sans-papiers (CNSP), créée en 1996 à la suite de Saint-Bernard, ne pouvait accepter trois groupes dans le même arrondissement et nous a conseillé d’en former un seul. Ivoiriens, Maliens, Sénégalais, il a fallu faire des concessions pour se distribuer les postes. Comme les Ivoiriens étaient plus nombreux, je n’ai pas voulu être président, j’ai demandé à être porte-parole du collectif du 19e au niveau national et j’ai milité au sein de la CNSP. À l’époque, il y avait 64 collectifs en France. En 2004, on a fait une marche de Bruxelles à Paris, au moment où la directive européenne sur le retour des étrangers commençait à prendre forme. En 2004, à la mort du porte-parole national, la CNSP a décidé de n’avoir que des porte-paroles locaux, qui tous représentent le mouvement national. Les collectifs parisiens sont devenus la Coordination 75 des Sans-Papiers, dont je suis devenu le porte-parole. Il y avait une douzaine de nationalités : Chinois, Maghrébins, Africains de l’ouest… Quand j’ai intégré la Coordination, les Chinois étaient plus nombreux que les Maghrébins, il y avait un peu plus de Maghrébins que de Subsahariens. Le 9e collectif était mixte, le 3e collectif avec Emmanuel Terray à sa tête rassemblait des Chinois. Il y avait aussi un collectif kabyle.

Quel rôle a joué la CSP75 dans l’émergence du motif de la régularisation par le travail ?

Quand Sarkozy était ministre de l’Intérieur (2002-2007), on a continué à occuper des églises, mais la situation s’est tendue avec l’expulsion des « 1 000 de Cachan » pendant l’été 2006. Cela devenait compliqué d’occuper des lieux car la préfecture était tout de suite appelée pour nous mettre dehors. Il fallait changer de stratégie. Avant la naissance du mouvement sans-papiers, dans les années 1970, voire avant, c’était dans les usines qu’on s’organisait pour régulariser les personnes qui n’étaient pas en règle. En 2001, quand je suis sorti de prison, mon patron a refusé de me payer et je l’ai attaqué aux Prud’hommes. Je n’ai pas eu de soutien syndical, je n’ai pas eu de soutien d’organisation, même le premier avocat que j’ai payé disait : « Mais votre situation administrative… ». Ce n’était pas ma situation administrative qui avait travaillé, c’était moi ! En 2004, j’ai gagné, tout seul. J’ai été voir la CGT, dont j’avais la carte depuis 2003 et je leur ai dit : « On a peut-être des droits qu’on ne connaît pas… ». Avec la CGT Paris, Autre Monde, Alternative Libertaire, la LCR et d’autres, on a travaillé pendant un an la question des droits des travailleurs sans-papiers. Sur la base du document qu’on a produit, la CGT a commencé à occuper Metaleurop et Buffalo Grill.

Ce moment de convergence n’a pas duré. Les syndicats occupaient les entreprises des camarades syndiqués, alors qu’on voulait inclure tous les travailleurs, syndiqués ou non. On ne voulait pas que les travailleurs soient privilégiés parce qu’ils étaient syndiqués ou parce qu’ils appartenaient à une grosse boîte, ou que tel travailleur dans une grosse boîte soit privilégié par rapport à celui qui travaille au noir. Du moment qu’il travaille et qu’il y a des témoins, pour nous c’est un travailleur, point ! On voulait que tout le monde soit défendu. Le secrétaire confédéral de la CGT 91 nous expliquait que le but de la lutte syndicale est de mettre assez de pression sur le patronat et le gouvernement pour obtenir une loi ou une directive qui peut bénéficier à tout le monde, pas de présenter des dossiers de régularisation en préfecture, comme nous faisions. On a fait des concessions parce qu’on sentait qu’il y avait un contexte favorable sur la question de la régularisation par le travail. On avait été exclu de certaines occupations au prétexte qu’on ne travaillait pas dans la boîte, mais quand ils ont organisé une occupation avec des intérimaires de différentes boîtes, on a demandé à intégrer l’occupation et ils ont dit non. Ils sont encore partis sans nous à une réunion avec Hortefeux, alors que l’idée même de la régularisation par le travail venait de nous, mais nous on est des petits. Quand Hortefeux leur a proposé d’amener leurs 630 dossiers de régularisation, ils ont accepté d’arrêter les occupations d’entreprises sur la base de leurs seuls dossiers, sans proposer les nôtres, et on s’est senti trahi ! On avait l’habitude de faire toutes les manifestations du 1er mai avec eux, mais le lendemain, le 2 mai 2008, on est parti occuper la Bourse du travail. Dans ces négociations, la voix des petits syndicats portent très peu. Quand on a occupé la Bourse, la CGT a fait appel à onze organisations pour combattre la lutte autonome de la CSP75. L’occupation a duré 14 mois et rassemblé 1300 personnes de 17 nationalités. Ça partait, ça revenait, quand les gens étaient régularisés, on ne les voyait plus et d’autres arrivaient. Rue Baudelique, dans les locaux désaffectés de la CPAM, où nous sommes allés en juillet 2009 après notre expulsion de la Bourse par la CGT et où on a créé le « Ministère de la régularisation de tous les sans-papiers », on était 3 000, de 27 nationalités. À ma connaissance, j’étais le seul syndiqué pendant les deux occupations. Par la suite, la CGT a refusé de renouveler ma carte.

J’explique en partie ces divergences par le fait qu’on a refusé d’avoir un statut légal : la CSP75 n’est pas une association, mais une coordination de groupes de gens. On refuse d’avoir un statut parce que pour nous c’est se conformer au système. Ceux qui se conforment au système ont besoin d’argent pour vivre et nous on cherche juste à obtenir nos papiers. J’insiste sur le fait que nous ne sommes pas une association, mais une coordination de collectifs ! Statut légal ou pas, c’est le rapport de force qui compte ! La CSP75 est reconnue par le Président de la République, le Conseil Constitutionnel, le Parlement européen, etc. On n’a pas besoin d’avoir un statut d’association loi 1901 ou un statut syndical pour exister. S’il y a un rapport de force, les autorités vous écoutent. S’il n’y a pas de rapport de force, même si vous êtes la Cimade ou la LDH, ça n’a aucune importance. La direction de la LDH ou de la CGT est souvent du même côté que l’État.

Le motif de la régularisation par le travail et la valorisation du travailleur sans-papier ont permis de nombreuses régularisations, mais n’ont-ils pas aussi accentué la logique des critères et la segmentation des mobilisations ?

Notre charte, c’est de s’occuper de tous les sans-papiers : tu es là depuis hier ou depuis 20 ans, pour nous c’est pareil. On ne refuse pas quelqu’un parce qu’il n’est pas dans les critères. C’est la différence entre les syndicats, les associations et nous. Si quelqu’un vient à toutes les manifestations, au bout d’un mois, on inscrit son nom sur une liste de présence. On dit oui parce que c’est quelqu’un qui ne veut pas rester dans la clandestinité. Ce qui est important c’est qu’il soit dans un groupe : une solidarité énorme se crée autour de cette personne. En cas d’arrestation, le fait d’appartenir à un collectif facilite souvent la libération.

Lier la régularisation au travail, c’est de l’esclavage. En 2009, un collectif qui s’était nommé « collectif de travailleurs sans-papiers de Vitry » a déposé une centaine de dossiers à la préfecture, qui lui a répondu : « Vous dites que vous êtes des travailleurs sans-papiers, et vous n’êtes pas capables de prouver que vous travaillez ». Ils ont reçu 100 Ordres de quitter le territoire français (OQTF). À la CNSP, on leur a dit « C’est vrai que le travail c’est important, mais si tu nommes un collectif travailleurs sans-papiers, tu te compliques la tâche ». Cela sous-entend que les autres sont des bons à rien. Quand on est sans-papiers, il ne faut pas chercher à se différencier des autres sans-papiers. Pendant toutes les discussions avec les syndicats, on voulait que le travail soit un argument, pas un critère. J’ai été clair avec eux. Le pouvoir, l’État, ça sert à ça : trier les bons, les mauvais. Malheureusement, les associations et les syndicats se conforment à la logique des critères. Avant la création de RESF, nous occupions les écoles. On avait médiatisé en 2004 l’expulsion programmée d’une famille algérienne par la préfecture de Paris dans le 19e. RESF est né peu après mais je regrette qu’il se soit limité aux familles qui ont des enfants scolarisés. Cela segmente la lutte. En amont de nos rendez-vous à la préfecture, on cherche à voir quel argument on va pouvoir mettre en avant pour la régularisation (durée du séjour, travail), mais on ne fait jamais de sélection des dossiers à défendre. Sur 30 dossiers, on a parfois 15 avis favorables.

Quel rôle a joué la CSP75 dans l’unité au niveau national, dans la synergie des collectifs sur le plan européen, et dans l’internationalisation des mobilisations ?

L’unification du mouvement a commencé dès 1996. Avec la médiatisation de Saint-Bernard, des collectifs sont nés un peu partout et une manifestation nationale avait lieu à Paris tous les deux mois. Au fil des ans, certains collectifs ont eu des succès, d’autres ont disparu, car si un présente 100 dossiers et que les 100 sont régularisés, le collectif est mort ! En 2012, on a cherché à coordonner les collectifs au niveau international en créant la Coalition Internationale des Sans-Papiers et des Migrants (CISPM), suite à notre participation au Forum Social Mondial en 2011 à Dakar. On faisait partie d’une caravane qui a rejoint Dakar depuis Bamako, menée par l’Association Malienne des Expulsés. Il ne faut plus seulement se battre pour la régularisation, mais aussi mener des actions en direction de nos États, qui sont complices de la politique d’immigration en France. Cette internationalisation des luttes a permis en 2009 d’empêcher la signature d’un accord de réadmission entre la France et le Mali. Le refus d’Amadou Toumani Touré, qui était alors le Président du Mali, de signer l’accord est dû à des mobilisations conjointes au Mali et en France : le jour où il est venu à la salle des fêtes de Montreuil, 500 personnes l’ont empêché de prendre la parole et il a dû sortir par la petite porte ! À Bamako en 2011, nous avons rencontré des ministres. La plupart ne savent même pas comment un sans-papier est expulsé ! On leur a expliqué que le laissez-passer consulaire ouvre la voie à l’expulsion de leurs compatriotes. On leur a dit, on est reconnu en France, en Europe et dans nos différentes préfectures, et désormais, si nos militants sont arrêtés, il ne faut pas signer de laissez-passer sans nous consulter. On a obtenu cet engagement, au Mali et au Sénégal. Mais à notre retour en France, on nous l’a reproché, en nous disant que ce ne sont pas Amadou Toumani Touré ou Wade qui régularisent. En 28 mois d’occupation à la Bourse et à Baudelique, on a empêché 205 expulsions. Quand un sans-papiers était arrêté, il y avait 300 personnes à son arrivée au commissariat. Si la personne n’est pas libérée au commissariat, on remplit la salle du tribunal. Si le juge n’est pas impressionné par la masse, on va voir le consul. Le consul reçoit des ordres de son ministre, c’est pourquoi il ne faut pas lutter seulement ici.

En 2010, on avait organisé une marche de Paris à Nice pour dénoncer les obstacles à la circulation des sans-papiers au sein d’un même pays. En 2012, au moment de la création de la CISPM, on a organisé une marche européenne qui a duré 32 jours et qui nous a permis de traverser onze frontières. Nous voulions montrer que s’il y a la liberté de circulation pour les Européens, il doit aussi y avoir la libre-circulation des sans-papiers dans l’espace européen. Le slogan de la marche était la liberté de circulation et d’installation pour tous.

La CISPM permet aussi de s’adresser, au nom des sans-papiers, aux chefs d’État. Quand on a organisé une caravane en 2013 pour rejoindre le Forum Social Mondial de Tunis, on a écrit aux présidents allemand, belge, italien, tunisien et malien. La CISPM est présente aujourd’hui dans dix pays en Europe et dans six pays en Afrique. C’est un bureau collégial : si l’action a lieu en France, les représentants en France en sont les porte-paroles, si elle a lieu en Italie pareil. En janvier 2017, lors du sommet alternatif France-Afrique à Bamako, nous avons dénoncé le fait que la France venait vendre sa politique d’immigration aux chefs d’État parce que c’était dans les tuyaux du G5 Sahel. On a dit aux gens : « Regardez dans le Sahel, vos enfants sont en train de mourir. De 2013 à 2017, plus de 16 000 personnes ont perdu la vie en Méditerranée : ce sont nos enfants, nos petits-enfants. Donc, vous allez continuer à soutenir la politique européenne sur l’immigration alors que l’Europe et la France ont déclaré la guerre aux migrants. Tout ce qu’on entend, c’est dissuader, dissuader, dissuader. Dissuader c’est un mot de guerre. » Il faudrait aussi qu’on arrive à travailler avec l’Association Malienne des Expulsés (AME) qui s’occupe des gens qui ont été expulsés. Il faudrait les alerter une fois qu’on n’arrive plus à empêcher une expulsion. Eux seraient à l’aéroport pour vérifier que les documents sont aux normes, et, le cas échéant, demander à l’État malien de renvoyer la personne. C’est facile de mobiliser à l’aéroport de Bamako, pas comme ici où tout est barricadé. Mais on a du mal à se trouver avec l’AME, qui devrait être autonome financièrement, comme nous le sommes avec la vente du journal La Voix des Sans-Papiers et des t-shirts dans les manifs.

Quelle est la position de la CSP75 par rapport aux mobilisations liées aux récents arrivés ?

Il y a des militants très sympathiques et solidaires qui sont là tous les jours pour les besoins de première nécessité. Mais cela manque de politique et cela me gêne. Quand il y a eu les premiers campements à Stalingrad, je passais exprès à côté lors de manifestations pour leur parler de la nécessité qu’ils s’organisent. C’était en 2014 et j’étais le candidat des Sans-voix aux élections européennes dans le 19e. Il y avait des Soudanais et des Érythréens. On a fait des tracts dans leur langue et on leur a distribué. Mais les soutiens leur disaient qu’on était des sans-papiers alors qu’eux, ils avaient une chance d’obtenir l’asile. Je suis contre le système de l’asile, qui oblige les gens à renoncer à leur pays d’origine et à rendre leur passeport.

« S’il y a la liberté de circulation pour les Européens, il doit aussi y avoir la libre-circulation des sans-papiers dans l’espace européen. »

Après l’expulsion de la Halle Pajol en 2015, on a proposé de prendre le nom et le numéro de téléphone de tout le monde. On m’a crié dessus en m’accusant de ficher les gens. Je leur ai dit que lorsque les gens sont dispersés dans différents centres en France, on a leurs contacts et on peut aller faire une manifestation tous les mois devant tel ou tel centre. C’est ainsi qu’on a toujours milité : pendant la manifestation qui a lieu chaque vendredi, on fait la liste de tous les numéros de téléphone. Mais pour les Soudanais, ma parole n’a aucune importance parce qu’ils ne se disent pas que je suis comme eux. On leur a dit pourtant : « Regarde, moi je suis sans-papiers, je manifeste, toi aussi tu peux faire ça ! » À une réunion, j’ai dit qu’il n’était pas nécessaire de rejoindre la CSP75 : « Vous êtes une force, moi quand j’ai créé mon collectif on était 8-10 personnes. Des fois, quand je vais à la manifestation, je laisse la banderole dans le sac quand je suis seul, une personne seule ne peut pas tenir une banderole, il faut au moins être deux. Vous êtes une force, vous n’avez pas besoin d’intégrer un mouvement. Par contre, si vous vous organisez de manière autonome, on peut vous aider à avoir des entrées en préfecture, en mairie… Si votre problème c’est le logement, il faut parler à la Ville de Paris. » Mais les soutiens gauchistes ne voulaient pas qu’ils discutent avec la mairie, la préfecture, le ministère. Trois ans après, les discours ont changé et des collectifs comme La Chapelle Debout ou le BAAM disent qu’il faudrait converger. Le problème aussi pour la mobilisation est que les nouveaux n’ont pas pour objectif de rester en France. À Calais ou à Stalingrad, au bout de six mois, tu ne trouves plus les mêmes personnes. Et s’ils ont honte de devenir sans-papiers, moi je dis que tu peux avoir honte d’une situation que tu crées, mais pas de la condition dans laquelle te met la politique d’un pays. Or, ce sont les politiques d’immigration de la France et de l’Europe qui créent cette situation.

Le mouvement sans-papiers a transformé ce qui pouvait être une source de honte en un sujet de fierté et de revendication collective. Quelles en sont les leçons, et où en est le mouvement ?

Ce que l’on retient de Saint-Bernard, c’est la loi Chevènement de 1997. Après il n’y a pas eu de grande lutte, sauf peut-être l’occupation de la basilique de Saint-Denis en 2002 où Sarkozy a réussi à nous diviser en disant aux sans-papiers d’aller faire leur demande auprès de leur préfecture et en donnant des instructions aux préfets. Mais cela a aussi ouvert les portes de la préfecture de Paris, ce dont on bénéficie jusqu’à aujourd’hui. Et puis, à partir des années 2000, on ne met plus un sans-papiers en prison sauf s’il a commis un délit. Je n’ai jamais oublié quand mon frère a dû dire à ma mère que j’étais en prison. La rétention est une avancée par rapport à la prison. Si tu n’es pas concerné par la rétention, la garde à vue et la prison, tu ne peux pas savoir. Il y a eu aussi des régularisations, et le fait est que même si on est un mouvement informel, sans statut légal, on est respecté depuis 16 ans et reçu régulièrement à la préfecture et au ministère. Avec le nouveau projet de loi, Macron est en train de revenir sur ces petites avancées : extension de la durée de rétention à 135 jours et de la garde à vue à 24 heures, plus de possibilité de régularisation après un refus, interdiction définitive du territoire français comme pour les criminels, allongement de la rétention de 15 jours pour chaque refus d’embarquer à l’aéroport…

La problématique actuelle des luttes tient au fait que le renouvellement est difficile. Dans le 19e en 2002, la règle était de nommer des délégués sans-papiers qui, une fois régularisés, devaient rester dans le collectif mais laisser leur place de délégué aux sans-papiers. Cette règle a été maintenue jusqu’en 2014, mais aujourd’hui, une fois régularisés, les délégués restent en place car il n’y a pas de sans-papiers pour les remplacer. Quand on a occupé la Bourse du travail, beaucoup de gens ont été régularisés : 360 convocations, des accords à la préfecture… Une fois que les gens ont une carte de résident d’un an, c’est fini, on ne les voit plus. On se croise dans le métro, des fois au pays. Les jeunes d’aujourd’hui, j’ai du mal à les comprendre. Souvent, ils préfèrent l’argent et ne se préoccupent pas de leur situation administrative. Beaucoup viennent par la Libye et certains ont été traumatisés par la traversée. Le voyage est tellement dur maintenant que les gens arrivent perdus. On se pose la question parfois de savoir si c’est utile de continuer ce genre de combat. Si ceux qui sont régularisés ne restent pas pour essayer d’aider les autres, ça devient très compliqué. On n’est pas complètement morts, avec 80 personnes qui continuent à manifester tous les vendredis. Mais ce n’est plus les 2 000 ou 3 000 personnes de 2009 et 2010. C’est vrai que la lutte a pris des coups parce qu’ils ont réussi à creuser le fossé entre les migrants économiques et les demandeurs d’asile. La réalité, c’est la libre circulation. Pourquoi un passeport français est-il différent d’un passeport malien ou soudanais ? C’est une lutte pour la justice sociale. Tant qu’il n’y aura pas la liberté d’installation et de circulation on continuera la lutte, à moins qu’on soit épuisé, qu’il n’y ait pas de relève. J’espère que non.

Il faudrait que la lutte sociale, la lutte syndicale et les collectifs de sans-papiers arrivent à s’unir. Moi j’ai tout gagné avec la lutte, j’ai la double nationalité, je travaille, j’ai un logement. Je suis le porte-parole des sans-voix, dans un an je vais présenter une liste de 45 noms, tous français ou européens, aux Européennes. Si c’est mon image personnelle qui pose un problème, j’ai proposé aux camarades que l’un d’eux prenne la tête du mouvement pour créer l’unité. Si personne ne se manifeste et qu’on laisse tomber la lutte, on n’arrivera plus à faire examiner 30 dossiers tous les deux mois. La préfecture va dire qu’elle arrête s’il n’y a plus personne. J’ai peur de ça. En 2008, on a eu 1 000 dossiers régularisés en trois mois. Actuellement, on a une centaine de dossiers régularisés par an. On fait un appel de manifestation pour le 17 mars à Menton. Les Français ne participent pas aux manifestations de la CSP75 parce qu’ils savent que c’est une force autonome, mais je crois que cela représente quelque chose d’important pour eux, quelque chose auquel ils ne veulent pas qu’on touche.