L’injonction au courage


Texte — légèrement modifié — paru dans le n°4 de la revue papier Ballast (printemps 2016)

Le refrain est connu : nos pays, bai­gnés dans l’illu­sion des Trente Glorieuses, doivent faire un retour « dou­lou­reux mais néces­saire » à la réa­li­té. Ce dis­cours de la néces­si­té est très répan­du : res­pect des 3 % de défi­cit, rem­bour­se­ment de la dette, ouver­ture à la concur­rence, équi­libre finan­cier, etc. Mais qu’en est-il de la dou­leur ? Comment la jus­ti­fier ? Toute la per­ver­si­té d’un pou­voir, ali­gné en outre sur l’a­gen­da du capi­tal, se loge là — et elle est sans limite : elle donne au carac­tère ver­tueux du cou­rage le sens de l’a­bat­te­ment et de l’i­nac­tion. En somme, plus les réformes sont dures socia­le­ment, plus nous serions cou­ra­geux d’ac­cep­ter leur néces­si­té. Cette équa­tion est une ritour­nelle média­tique d’au­tant plus redou­table qu’elle se base sur un cer­tain bon sens popu­laire. À l’heure des mobi­li­sa­tions contre les réformes du gou­ver­ne­ment Philippe et forts de l’ex­pé­rience de ces der­nières années (grecque, notam­ment), levons à nou­veau le voile sur ces faux appels au cou­rage. ☰ Par Julien Chanet


Fait 1. À la suite de la crise finan­cière de 2008, on aurait pu croire les rois de l’économie défi­ni­ti­ve­ment nus, leurs équa­tions et gra­phiques s’effondrant comme châ­teaux de cartes. Il n’en fut rien : diri­geants poli­tiques, experts média­tiques et éco­no­mistes par­lèrent d’une même voix pour impo­ser et jus­ti­fier « efforts » et « sacri­fices » au nom du « réta­blis­se­ment des comptes publics », du res­pect des trai­tés ou du « réa­lisme » éco­no­mique. Le cou­rage devint alors moteur des « poli­tiques du capi­tal1 » — celles-là mêmes qui nous avaient conduits au bord du pré­ci­pice. Le cou­rage de réfor­mer fut par­tout psalmodié.

Fait 2. Les actes ter­ro­ristes sur le ter­ri­toire euro­péen ont géné­ré un ensemble de dis­cours sur le cou­rage. On a salué le cou­rage des forces de l’ordre inter­ve­nant sur le ter­rain et celui des popu­la­tions sous le choc, des familles et des proches des vic­times. S’y sont mêlés la sécu­ri­té et son lot de déci­sions à prendre. Décisions dif­fi­ciles. Courageuses. Pêle-mêle : inter­dic­tion de mani­fes­ter, lock­down de Bruxelles, per­qui­si­tions, assi­gna­tions à rési­dence, état d’urgence. À la sécu­ri­té s’est joint le sécu­ri­taire, la face la plus sombre du cou­rage poli­tique ins­ti­tu­tion­nel2.

« Pour accé­der à la recon­nais­sance, nous devons nous dépas­ser : le mérite fait loi. »

Fait 3. Le cou­rage s’inscrit aus­si au long cours dans notre quo­ti­dien. Face aux épreuves admi­nis­tra­tives, bureau­cra­tiques, inter­per­son­nelles, nous devons mon­trer notre capa­ci­té à faire front ; pour accé­der à la recon­nais­sance, nous devons nous dépas­ser : le mérite fait loi. Dans un contexte de crise, la souf­france peut deve­nir une échelle de mérite. La poli­tique d’accueil des réfu­giés divise ; sans cesse, les rumeurs sur leur confort ou sur les allo­ca­tions qu’ils per­ce­vraient doivent être démon­tées. Une pen­sée éga­li­taire dévoyée appa­raît, où un lit et un toit tem­po­raire res­semblent à des courts-cir­cuits au regard des épreuves à devoir endu­rer. Les cri­tères de jus­tice et d’injustice sont relus à l’aune des efforts méri­toires, et non plus en termes d’analyse sys­té­mique à même de garan­tir, par le recul, une vision claire des rap­ports de force et des inté­rêts des uns et des autres, à hau­teur de la socié­té. Bref, c’est une guerre intra­clas­siste : la guerre des domi­nés entre eux. La pré­ca­ri­té, ou même la crainte qu’elle sus­cite — puis­sant dopant des inté­rêts égoïstes —, ali­mente cet état d’esprit délétère.

[Richard Vergez]

Le courage : sens commun et ambiguïtés des termes

« Notre igno­rance et notre rési­gna­tion sont les prin­ci­paux ins­tru­ments de nos défaites » : c’est avec ces mots que le col­lec­tif des Économistes atter­rés a com­mu­ni­qué sur Facebook son amer­tume, en pré­vi­sion du résul­tat atten­du du Front natio­nal et de l’abstention aux élec­tions régio­nales fran­çaises, le 6 décembre 2015. Le constat est impa­rable, mais tra­gique. Le sur­saut, dès lors, vien­drait-il d’un cou­rage poli­tique ? La for­mule est ten­tante, enga­geante. Insuffler le cou­rage de dépas­ser ses appré­hen­sions, de lut­ter, de se prendre en main. Ne plus se rési­gner à la vie morne de la socié­té de consom­ma­tion, créer du lien tout en com­bat­tant notre bêtise qui, tou­jours, nous menace. Au car­re­four du dis­cours et de l’action poli­tique, le cou­rage, que l’on accueille de prime abord si volon­tiers, com­porte pour­tant ses zones d’ombre. Sans doute en ces temps troubles vou­drions-nous voir le cou­rage comme étant mobi­li­sa­teur, récon­for­tant, valo­ri­sant. Mais comme nous le rap­pelle l’anthropologue Éric Chauvier, « c’est en cas­sant l’ambiance que le sens appa­raît3 ». Tentons de col­ler à cette pro­po­si­tion, et pos­tu­lons que poser la ques­tion de l’instrumentalisation du cou­rage par le pou­voir appa­raît comme un levier indis­pen­sable pour désem­buer le regard que nous por­tons sur notre condi­tion de sujets poli­tiques. Autrement dit, suivre des consignes sans les inter­ro­ger, parce qu’elles nous semblent natu­relles, est sou­vent le meilleur moyen de se rési­gner — quel­que­fois sans s’en apercevoir.

« C’est pré­ci­sé­ment un des élé­ments du suc­cès de l’hégémonie cultu­relle du néo­li­bé­ra­lisme que de savoir rendre invi­sibles nombre de ses pré­ceptes et injonctions. »

Les mots, on le sait, peuvent être cap­tu­rés, tor­dus, séman­ti­que­ment esso­rés par le pou­voir pour créer une langue offi­cielle, des fic­tions théo­riques et des dis­cours de pro­pa­gande. Orwell, Klemperer, ou encore Wittgenstein et Chomsky, nous auront aver­ti des usages et més­usages de la langue, de son pou­voir et des prin­cipes de légi­ti­ma­tion à l’œuvre dans les ins­ti­tu­tions. Mais avec le cou­rage, et plus pré­ci­sé­ment son injonc­tion, le pou­voir tra­vaille une matière bien plus plas­tique et plus sen­sible que les mots seuls : il vise au cœur des sen­ti­ments moraux, de la dyna­mique des pas­sions. Peu importe ici l’expression uti­li­sée : elle décrit la part incons­ciente qui irrigue nos consen­te­ments, nos opi­nions, et appa­raît géné­ra­le­ment comme consti­tu­tive de notre sin­gu­la­ri­té. En d’autres mots, ce qui nous ras­semble et nous dif­fé­ren­cie en tant qu’êtres humains. Le cou­rage — ou la lâche­té — est un trait de carac­tère que l’on remet rare­ment en ques­tion. C’est par un tra­vail de colo­ni­sa­tion des émo­tions que le néo­li­bé­ra­lisme prend ses racines les plus pro­fondes, pou­vant se faire oublier au pro­fit, par exemple, du res­sen­ti nar­cis­sique. Dans le même ordre d’idée, pha­go­cy­tant les valeurs de mérite et de com­pé­ti­tion, le néo­li­bé­ra­lisme se fait l’apôtre de la valo­ri­sa­tion sym­bo­lique dans l’espace social : les accents, les atti­tudes, les centres d’intérêt entrent en concur­rence sur le mar­ché des « bons com­por­te­ments ». L’élévation entre­pre­neu­riale de soi, par l’extraction de ses condi­tions ini­tiales par gain moné­taire — tel qu’un (meilleur) salaire —, est essen­tielle dans l’analyse socio­lo­gique du néo­li­bé­ra­lisme ; mais les condi­tions morales du tra­vail à four­nir ne le sont pas moins, tant par le regard que l’on porte sur soi que par le regard des autres. Se sen­tir cou­ra­geux ou bien se sen­tir lâche ; être per­çu comme cou­ra­geux ou être per­çu comme lâche. Ce qui fait pas­ser la ques­tion du cou­rage sous le radar des luttes et de la pen­sée cri­tique. Mais c’est pré­ci­sé­ment un des élé­ments du suc­cès de l’hégémonie cultu­relle du néo­li­bé­ra­lisme que de savoir rendre invi­sibles nombre de ses pré­ceptes et injonc­tions — ce qui tend à rendre ce der­nier à la fois insai­sis­sable et performant.

C’est, en sub­stance, l’une des thèses de l’ouvrage des socio­logues Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capi­ta­lisme : « Si le capi­ta­lisme, non seule­ment a sur­vé­cu […], mais n’a ces­sé d’étendre son empire, c’est bien aus­si qu’il a pu prendre appui sur un cer­tain nombre de repré­sen­ta­tions et de jus­ti­fi­ca­tions par­ta­gées […] qui le donnent pour ordre accep­table et même sou­hai­table, le seul pos­sible, ou le meilleur des ordres pos­sibles. Ces jus­ti­fi­ca­tions doivent repo­ser sur des argu­ments suf­fi­sam­ment robustes pour être accep­tées comme allant de soi par un assez grand nombre de gens, de façon à conte­nir ou à sur­mon­ter le déses­poir ou le nihi­lisme que l’ordre capi­ta­liste ne cesse d’inspirer[…]4. » Les poli­tiques du capi­tal tra­vaillent sans cesse à se rendre vraies, sans hési­ter à user de la vio­lence que leur offre l’espace ins­ti­tu­tion­nel des démo­cra­ties capi­ta­listes. Mais là où la vio­lence séman­tique s’associe à la vio­lence phy­sique, « ou, au moins, à sa menace, pour sta­bi­li­ser les inter­pré­ta­tions, et par là, éloi­gner le risque de dis­pute ouverte5 », l’injonction au cou­rage intègre le risque de dis­pute ouverte — et c’est bien là toute son ori­gi­na­li­té. L’enjeu devient binaire : soit faire face à l’épreuve (« prendre son cou­rage à deux mains »), soit fuir et être un lâche. Le conte­nu s’efface et laisse place à la morale.

[Richard Vergez]

L’injonction au courage, gardienne de l’ordre capitaliste

Dans un essai sor­ti en 2010, inti­tu­lé Du cou­rage — Une his­toire phi­lo­so­phique6, Thomas Berns, Laurence Blésin et Gaëlle Jeanmart décor­tiquent cette notion si com­mune et pour­tant poly­sé­mique, dans le but de « rendre mani­feste la morale du cou­rage et en mon­trer la diver­si­té, les contra­dic­tions, les marges7 ». Le cou­rage est une notion qui évo­lue et se trans­forme au contact des valeurs et doc­trines qui l’environnent, selon les lieux et les époques. Nous mani­pu­lons cet héri­tage concep­tuel par les outils pra­tiques et les « fic­tions théo­riques8 » qui sont à notre por­tée. Le cou­rage est dès lors un objet pro­pice à la récu­pé­ra­tion poli­tique — plus par­ti­cu­liè­re­ment, par les poli­tiques du capi­tal. Politiques qui s’alimentent des cri­tiques (en les vidant de leurs argu­ments les plus aigui­sés), ce qui leur per­met d’actualiser leurs valeurs et leurs morales sans renon­cer à leurs fon­da­men­taux : « Le capi­ta­lisme a besoin de ses enne­mis, de ceux qu’il indigne et qui s’opposent à lui, pour trou­ver des points d’appui moraux qui lui manquent et incor­po­rer des dis­po­si­tifs de jus­tice dont il n’aurait sans cela aucune rai­son de recon­naître la per­ti­nence9. »

« Le dis­cours de rési­gna­tion se per­pé­tue par des conven­tions sociales qui frappent les esprits par leur appa­rente évi­dence, telles que Soyons cou­ra­geux, c’est plus dif­fi­cile ailleurs. » 

L’injonction au cou­rage inter­vient lorsque la volon­té de mettre en place ces dis­po­si­tifs de jus­tice — qui eux-mêmes ne per­mettent pas la remise en cause du modèle capi­ta­liste — dépasse la limite que fixe le pou­voir. C’est ici que le dis­cours sur les ver­tus peut prendre le relais. Le dis­cours de rési­gna­tion, qui résulte dès lors de l’injonction au cou­rage, se per­pé­tue par des conven­tions sociales qui frappent les esprits par leur appa­rente évi­dence, telles que « Soyons cou­ra­geux, c’est plus dif­fi­cile ailleurs » — et toutes ses décli­nai­sons pos­sibles. Dans le champ du dis­cours éco­no­mique libé­ral, la com­pé­ti­ti­vi­té repose d’ailleurs sur cette conven­tion : si d’autres pays sont plus attrac­tifs, c’est qu’il y a de la marge (pour une com­pres­sion des salaires, pour un allè­ge­ment des coti­sa­tions sociales, etc.)10. Cette expres­sion de force morale, dite de la « com­pa­rai­son au voi­sin », est une ren­gaine poli­tique qui détourne le regard du conte­nu de la chose à comparer.

Exprimons-le par un exemple élo­quent11. Sophia Aram, chro­ni­queuse à France Inter, a rela­té un jour le témoi­gnage d’une femme « dépri­mée et plon­gée dans le déses­poir par la situa­tion actuelle », mino­rée socia­le­ment, qui se « demande qui a vrai­ment envie d’avoir 25 ans aujourd’hui ». Son inter­lo­cu­teur poli­tique, Stéphane le Foll, alors ministre socia­liste, s’é­tait fen­du d’une réponse qui, pour pater­na­liste qu’elle fût, n’é­tait en rien déli­rante ; elle était même l’illustration d’une condes­cen­dance — voire d’une obs­cé­ni­té — à la hau­teur de l’incapacité poli­tique de prendre en charge les ques­tions sociales : « J’ai regar­dé un repor­tage sur la Syrie avec des jeunes du lycée fran­çais de Damas. Ils disaient : Nous, on sait ce que c’est d’être en guerre. On vou­drait bien que cha­cun se pré­oc­cupe de la guerre qu’on subit. […] C’est aus­si ce mes­sage que je vou­drais envoyer à la jeu­nesse. Que rien n’est jamais acquis. On peut avoir du déses­poir, on peut être mélan­co­lique, j’en ai par­fai­te­ment conscience, j’ai par­fai­te­ment com­pris. Mais de temps en temps, il faut aus­si regar­der le monde tel qu’il est. Et que, dans ce pays, on a encore le choix d’être libre, d’avoir la capa­ci­té de s’exprimer, de voter, d’écouter de la musique, d’aller sur des ter­rasses, d’avoir toute cette liber­té. Et je pense que c’est magni­fique la liber­té. La liber­té, c’est fra­gile. » Se voir com­pa­rer des reven­di­ca­tions mini­males d’émancipation à des vies en zone de guerre est un pro­cé­dé qui en dit long sur les stra­té­gies d’évitement de la ques­tion des inté­rêts diver­gents des classes sociales.

[Richard Vergez]

Par un rétré­cis­se­ment du champ des pos­sibles, même le dépas­se­ment de cette impuis­sance se fait au prix d’une adhé­sion au cou­rage : il nous faut ren­for­cer notre posi­tion dans le champ cir­cons­crit par les ins­ti­tu­tions déjà exis­tantes et jouer le jeu d’une méri­to­cra­tie lar­ge­ment ima­gi­naire mais for­te­ment nor­ma­tive. Autrement dit, nous sommes enjoints, non pas à tra­vailler de concert à l’émancipation et à l’égalité, mais à ché­rir les causes et les effets de notre alié­na­tion. C’est en somme ce que nous dit le phi­lo­sophe Vladimir Jankélévitch, cité par Cynthia Fleury dans son ouvrage La Fin du cou­rage12 : « C’est toute la para­doxo­lo­gie de la rela­tion méri­tante que de nous ren­voyer ain­si du contra­dic­toire : le mérite est rai­son inverse de la per­fec­tion en acte, c’est-à-dire que plus l’agent est ver­tueux, moins il est ver­tueux. » Elle pour­suit : « Avec le cou­rage, la para­doxo­lo­gie conti­nue d’être la loi morale : plus on sera aux confins du décou­ra­ge­ment et plus l’on sera près du cou­rage. […] C’est parce qu’on flirte avec le manque de cou­rage qu’on connaît son goût et sa néces­si­té. » Mais Cynthia Fleury, enrô­lant Jankélévitch dans sa démons­tra­tion visant la « recon­quête d’une ver­tu démo­cra­tique », ne pense cepen­dant pas l’institution capi­ta­liste dans ses rap­ports concrets, et reste enfer­mée dans une pers­pec­tive pro­fon­dé­ment métaphysique.

Une fausse égalité

« Le dis­cours sur l’assistanat, très en vogue, est simple et puis­sam­ment évo­ca­teur, au point qu’il n’est aucu­ne­ment le pro­duit exclu­sif des nantis. »

Le dis­cours sur l’assistanat, très en vogue, est simple et puis­sam­ment évo­ca­teur, au point qu’il n’est aucu­ne­ment le pro­duit exclu­sif des nan­tis. Certes, il est stig­ma­ti­sant, mais suf­fi­sam­ment mâti­né de « bon sens » pour qu’il fasse mouche par­tout où les incon­sé­quences tra­giques d’un modèle éco­no­mique libé­ral unique13 ont fait leurs ravages. Autant dire qu’à la guerre entre pauvres, qu’un mépris de classe d’une rare vio­lence aura ali­men­té — cette folk­lo­rique « France d’en bas » —, s’est ajou­té un ima­gi­naire méri­to­cra­tique du beso­gneux. Le cou­rage est un effort ver­tueux, volon­taire : « Si on veut, on peut. » Pourtant, il y a malaise, mal-être entre le dis­cours et sa réa­li­sa­tion. La dis­so­nance est éprou­vante, quand toute une éthique de vie basée sur la valeur tra­vail, for­ma­tée par les condi­tions de la repro­duc­tion maté­rielle, ren­contre la crise éco­no­mique, les faillites qui s’ensuivent, le chô­mage de longue durée, les emplois pénibles et les paies indignes. Une échap­pa­toire à sa propre impuis­sance, en forme de méta­dis­cours, consiste à « faire de néces­si­té ver­tu », à jouer le jeu jusqu’au bout. Une logique s’installe. Pourtant, le socio­logue Pierre Bourdieu écri­vait déjà : « Les véri­tables révo­lu­tions sym­bo­liques sont sans doute celles qui, plus que le confor­misme moral, offensent le confor­misme logique, déchaî­nant la répres­sion impi­toyable que sus­cite pareil atten­tat contre l’intégrité morale14. »

La pres­sion incon­for­table qu’implique cette dis­so­nance s’évacue dans un second temps vers des boucs émis­saires qui ne res­pectent pas la logique sui­vante : celle de l’effort qu’il s’agit néces­sai­re­ment d’entreprendre. Lutter contre la logique capi­ta­liste, ce n’est pas seule­ment lut­ter contre la logique de l’extraction de la plus-value, c’est aus­si lut­ter contre une logique conser­va­trice, anky­lo­sée par le poids de son évi­dence, de son « bon sens ». Les injonc­tions, pro­duites notam­ment par le mar­ché de l’emploi, se cris­tal­lisent dans un dis­cours popu­laire. Ce der­nier peut, dès lors, mal­heu­reu­se­ment épar­gner le self-made-man richis­sime ou le « capi­taine d’industrie » car « il a méri­té son argent, il a tra­vaillé pour ». En consé­quence de quoi, le tra­vail — encap­su­lé dans cet ima­gi­naire — lisse tous les rap­ports de classes et devient à la fois la ligne de frac­ture et l’élément cen­tral d’une éga­li­té dévoyée : « Il faut arrê­ter de jouer les bons sama­ri­tains, de mettre les aides sociales… et nous on est obli­gés de tra­vailler com­bien d’heures par mois et on n’a jamais rien ! » ; « Ils se croient tout per­mis et ils pensent que tout leur est dû » ; « On voit des gens qui ne se lèvent pas le matin, qui ne bossent pas. » ; « Il y en a marre de se lever à 6 heures tous les jours pour tra­vailler alors que d’autres gagnent la même chose à ne rien faire15 ».

[Richard Vergez]

« Le courage de réformer »

De ces consi­dé­ra­tions sur le corps social, pre­nons la tan­gente, et voyons com­ment l’injonction au cou­rage est pro­mue par les poli­tiques du capi­tal et ses relais ins­ti­tu­tion­nels. Le terme de « réforme » est depuis long­temps ana­ly­sé par les dis­cours cri­tiques, où il n’est plus que syno­nyme d’agression contre les conquêtes sociales des mou­ve­ments pro­gres­sistes syn­di­caux, asso­cia­tifs, ouvriers. La pro­fu­sion de livres por­tant sur la ques­tion séman­tique16 témoigne de la per­sis­tance et de l’efficacité de la pro­pa­gande néo­li­bé­rale. Cependant, le phé­no­mène de répé­ti­tion ins­crit dans le dis­cours domi­nant est aus­si le signe d’une incom­plé­tude des ins­ti­tu­tions qui lui sont acco­lées : ces der­nières, de manière géné­rale, « sont accu­lées à la tâche de redire sans cesse ce qu’elles veulent dire, comme si les affir­ma­tions les plus péremp­toires et, en appa­rence, les plus impa­rables étaient tou­jours confron­tées à la menace du déni, ou encore comme si la pos­si­bi­li­té de la cri­tique ne pou­vait jamais être com­plè­te­ment écar­tée17. »

« L’injonction au cou­rage est donc le méca­nisme agis­sant qui per­met au dis­cours prô­nant le cou­rage de réfor­mer de trou­ver cet équi­libre tou­jours pré­caire entre séman­tique et pragmatisme. »

Mais s’arrêter à la ques­tion séman­tique — ici, la ques­tion de la réforme en tant qu’idéologie —, c’est man­quer l’élément prag­ma­tique qui fera que cette réforme pren­dra dans l’espace public. Cet élé­ment prag­ma­tique, qui se doit d’être com­mun et ras­sem­bleur, passe par l’injonction au cou­rage. En d’autres mots, le dis­cours réfor­miste (qui est objet de débat) prô­nant la néces­si­té du chan­ge­ment, et venant d’en haut, doit s’ancrer le plus natu­rel­le­ment pos­sible dans notre quo­ti­dien pour espé­rer être enten­du. Le natu­rel, ne fai­sant, lui, pas débat. L’injonction au cou­rage est donc le méca­nisme agis­sant, pour­voyeur de réel, qui per­met au dis­cours prô­nant le « cou­rage de réfor­mer » de trou­ver cet équi­libre tou­jours pré­caire entre séman­tique et prag­ma­tisme. Ce qu’une simple recherche pré­li­mi­naire [réforme + cou­rage] sur Google véri­fie rapi­de­ment, don­nant un tom­be­reau de résul­tats. Le cou­rage « auda­cieux » d’Emmanuel Macron, s’attaquant aux « tabous », « blo­cages », « freins », pour « faire avan­cer », « moder­ni­ser », « adap­ter », ou encore « assou­plir » la socié­té fran­çaise, syn­thé­tise la majo­ri­té du conte­nu des résul­tats de cette recherche. Dans cette même ligne, deux livres de caté­chisme libé­ral appa­raissent en tête des résul­tats18). La tri­bune du Mouvement des jeunes socia­listes plai­dant pour le « cou­rage de la réforme19 », le dis­cours de poli­tique géné­rale d’un Manuel Valls (« Le cou­rage de gou­ver­ner, le cou­rage de réfor­mer », 16 sep­tembre 2014.), ou encore les réformes « cou­ra­geuses » de l’Allemagne, ne laissent pla­ner aucun doute : il faut du cou­rage pour réformer.

Confirmation avec une inter­ven­tion de Bruno Leroux — alors pré­sident du groupe socia­liste à l’Assemblée — sur David Cameron, par­ti­cu­liè­re­ment éclai­rante : décla­rant que si le conser­va­teur bri­tan­nique est arri­vé en tête lors des der­nières élec­tions, c’est parce qu’il a eu le « cou­rage de réfor­mer ». Il ajou­tait : « J’en tire une leçon : c’est que, quand on a le cou­rage de réfor­mer, ça peut payer au niveau de l’opinion publique20. » Le suc­cès poli­tique, dans le cadre élec­tif, serait donc tri­bu­taire de la mise en œuvre — cou­ra­geuse — des réformes, elles-mêmes cou­ra­geuses. À cette réfé­rence à David Cameron par Bruno Leroux s’ajoute celle d’Emmanuel Macron à Margaret Thatcher quelques mois plus tard21.

[Richard Vergez]

François Hollande s’est lui aus­si avan­cé sur cette ligne — faire appli­quer des mesures de droite par un gou­ver­ne­ment de gauche — quand il décla­rait dans les pages du Monde, le 31 octobre 2012, à pro­pos de sa volon­té de réfor­mer la France : « Je pense que, pour la France, c’est mieux que ce soit la gauche qui fasse cette muta­tion, qu’elle le fasse par la négo­cia­tion, dans la jus­tice, sans bles­ser les plus fra­giles ni les décon­si­dé­rer. Les autres l’auraient fait sans doute, mais bru­ta­le­ment22. » Cela pose un cadre cohé­rent : toutes les réformes ne sont pas bonnes en soi. Et si choi­sir, c’est renon­cer, le gou­ver­ne­ment fran­çais — la gauche dite « res­pon­sable » — a choi­si : les réformes de la finance, la sépa­ra­tion des acti­vi­tés banques-assu­rances, la taxe Tobin et les outils anti-para­dis fis­caux sont torpillés.

« Et si choi­sir, c’est renon­cer, le gou­ver­ne­ment fran­çais a choi­si : les réformes de la finance, la sépa­ra­tion des acti­vi­tés banques-assu­rances, la taxe Tobin et les outils anti-para­dis fis­caux sont torpillés. »

Cohérence éga­le­ment avec notre défi­ni­tion de l’injonction au cou­rage. Voir un manque de cou­rage à ne pas appli­quer ces réformes, c’est encore se trom­per de cible : l’injonction au cou­rage n’est pas le cou­rage poli­tique de sens com­mun. Il s’agit d’instaurer un état d’esprit pro­pice à accep­ter les dif­fi­cul­tés inhé­rentes aux déci­sions prises. Dans leur article sur la pro­duc­tion de l’idéologie domi­nante23 (1976), Pierre Bourdieu et Luc Boltanski résument ce qui appa­raît comme une doc­trine du pou­voir : « Le dis­cours domi­nant sur le monde social n’a pas pour fonc­tion seule­ment de légi­ti­mer la domi­na­tion mais aus­si d’orienter l’action des­ti­née à la per­pé­tuer, de don­ner un moral et une morale, une direc­tion et des direc­tives à ceux qui dirigent et qui le font pas­ser à l’acte. » Le cou­rage de réfor­mer le Code du tra­vail par exemple, pour « sti­mu­ler la crois­sance et l’emploi », est cohé­rent avec la déci­sion de ne pas mettre en œuvre la réforme ban­caire — celle-ci ris­quant de « cas­ser la crois­sance » (selon l’avis du lob­by ban­caire auquel s’est rac­cro­ché le gou­ver­ne­ment) — et consti­tue dès lors cette « direc­tive », au sens évo­qué par Bourdieu et Boltanski.

Le cas de la Grèce : un courage destructeur

La Grèce de Syriza, l’Europe néo­li­bé­rale, les mémo­ran­dums, les réformes, les affron­te­ments ins­ti­tu­tion­nels autant que per­son­nels, le tout com­men­té par la caste média­ti­co-poli­tique et uni­ver­si­taire mon­diale : autant dire que la séquence ouverte en jan­vier 2015 (élec­tion de Syriza) et refer­mée le 16 juillet avec la signa­ture à l’arraché du bai­lout24 aura été pour le moins haute en cou­leur — et faite de dis­cours, de com­por­te­ments, de réac­tions qui per­mettent d’illustrer notre pro­pos. Cette crise aura mis en émoi le per­son­nel média­ti­co-poli­tique au point qu’au cours des der­niers mois de négo­cia­tions, il fut dif­fi­cile de savoir si nous, lec­teurs et spec­ta­teurs, devions louer ou craindre Tsípras. Au ter­mi­nus des affron­te­ments ins­ti­tu­tion­nels entre l’Europe et la Grèce, ce sont sans doute les mots de Laurent Joffrin (direc­teur de la rédac­tion de Libération) qui résu­mèrent le mieux l’état d’esprit de ses congé­nères édi­to­crates : un sen­ti­ment de sou­la­ge­ment. Parlant de la signa­ture de l’accord, Joffrin salua le cou­rage de celui qui aurait fini par lui don­ner rai­son : Alexis Tsípras, « homme d’État res­pon­sable qui fait la part du feu au nom de l’intérêt natio­nal ». D’autres, moins cen­tristes, auront à cœur de par­ler de « coup d’État finan­cier », voire de « capi­tu­la­tion ».

[Richard Vergez]

Le cou­rage est ici lié à une posi­tion « res­pon­sable » — pour­tant, ce terme a été peu enten­du après l’annonce du pré­cé­dent réfé­ren­dum : le gou­ver­ne­ment grec a, au contraire, été qua­li­fié de tout, sauf de « cou­ra­geux » ou de « res­pon­sable ». Dans le même ordre d’idée, le cou­rage de négo­cier face à une euro­zone hos­tile ne fut jamais mis en avant dans la presse mains­tream, quand bien même l’état du rap­port de force était objec­ti­ve­ment décrit. Encore une fois, le cou­rage ne s’applique que lorsqu’il s’agit d’anticiper une déci­sion inévi­table, sur­tout si l’on sait qu’elle cau­se­ra, par euphé­mi­sa­tion, quelques désa­gré­ments à la popu­la­tion. Même son de cloche « res­pon­sable » du côté de François Hollande — à la manœuvre durant le der­nier round, véri­table faci­li­ta­teur entre acteurs alle­mands et grecs —, qui salua « le choix cou­ra­geux » de Tsípras : « Il a été élu sur un pro­gramme très à gauche et se retrouve à por­ter des réformes très dif­fi­ciles, il a été cou­ra­geux. » À la vio­lence bru­tale des ins­ti­tu­tions euro­péennes — for­melles et infor­melles —, le pré­sident fran­çais joua une par­ti­tion plus feu­trée, arri­vant d’autant mieux à faire ava­ler les cou­leuvres qu’elles furent épaisses25.

« En un paral­lèle trou­blant avec le cou­rage chré­tien, la Grèce — intrin­sè­que­ment, voire presque congé­ni­ta­le­ment fau­tive — se devait d’expier ses péchés. »

Avec l’optimisme qui le carac­té­rise, Pierre Laurent, secré­taire natio­nal du Parti com­mu­niste fran­çais, mit éga­le­ment en avant la bra­voure du diri­geant grec, sem­blant prendre la signa­ture d’un accord comme étant de fac­to une bonne nou­velle : « Si un accord est signé, c’est grâce au cou­rage d’Alexis Tsípras. » Étrange for­mule, qui ren­ver­sait les rôles des acteurs en dési­gnant ce der­nier comme meneur de négo­cia­tions — sa posi­tion de fai­blesse était pour­tant avé­rée, au len­de­main de son revi­re­ment post réfé­ren­dum. Nigel Farage (UKIP), néo­con­ser­va­teur anglais et chantre du Grexit, usa éga­le­ment du terme, sur le mode de l’interpellation : « M. Tsípras, si vous en avez le cou­rage, vous devriez sor­tir le peuple grec de la zone euro, la tête haute. » Et l’on n’oubliera pas de men­tion­ner Guy Verhofstadt, pré­sident du groupe ALDE (libé­ral) au Parlement euro­péen, qui, dans une inter­ven­tion à la gran­di­lo­quence presque gênante, implo­rait lit­té­ra­le­ment Tsípras de mener à bien toutes les réformes pro­mises… Sans émettre le moindre juge­ment à l’égard de ces réformes, l’eurodéputé libé­ral exi­geait du Premier ministre grec un cou­rage poli­tique hors-sol, fai­sant fi du temps poli­tique déli­bé­ra­tif et exé­cu­tif, consi­dé­rant de fait Tsípras comme un auto­crate omni­scient. Du côté de l’Eurogroupe, on relè­ve­ra éga­le­ment une décla­ra­tion du Premier ministre slo­vaque, saluant le plan cou­ra­geux du ministre alle­mand des Finances, Wolfgang Schaüble, consis­tant à exclure la Grèce de l’eurozone pour une période de cinq ans26. Mais de quel cou­rage parle-t-on ? Du cou­rage d’un homme poli­tique qui, sans même tenir compte de ses erre­ments et de ses erreurs stra­té­giques, aura été contraint d’accepter un accord qua­li­fié d’« indigne », « scan­da­leux » et « désas­treux » par des figures intel­lec­tuelles aus­si peu révo­lu­tion­naires que Jürgen Habermas, Paul Krugman et Joseph Stiglitz. Autant dire que l’on dépasse le strict point de vue éco­no­mique pour appré­hen­der des ques­tions à valeur his­to­rique, où l’impression d’assister à un saut qua­li­ta­tif dans le dérou­le­ment des évé­ne­ments est sus­cep­tible de lais­ser une trace qui, on le sait, pour­ra pro­vo­quer le retour du stig­mate. Une telle déva­lo­ri­sa­tion peut être la source d’un res­sen­ti­ment aux consé­quences dif­fi­ci­le­ment pré­vi­sibles. Ainsi va l’Europe et ses rêves de concorde.

À la domi­na­tion poli­tique qu’impliqua la signa­ture de l’accord mémo­ran­daire, la rhé­to­rique du cou­rage se révé­la être une humi­lia­tion. En un paral­lèle trou­blant avec le cou­rage chré­tien, la Grèce — intrin­sè­que­ment, voire presque congé­ni­ta­le­ment fau­tive — se devait d’expier ses péchés. Et de « l’examen intime de l’âme » ne pou­vait res­sor­tir que la source du mal : « La morale chré­tienne a enga­gé une éthique de l’humilité consi­dé­rant l’homme comme un pécheur ayant à en prendre conscience pour com­battre plus effi­ca­ce­ment et plus luci­de­ment le mal qui l’habite27. » Bien que conscient des limites des com­pa­rai­sons ana­chro­niques, l’on ne trou­ve­ra pas de des­crip­tion plus juste de la visée poli­tique, voire idéo­lo­gique, de l’Eurogroupe à l’encontre de la Grèce que ce com­men­taire décri­vant le rap­pel à l’humilité de l’homme pécheur dans les Confessions de saint Augustin : « La poigne du sei­gneur main­tient ferme le pécheur, le nez sur l’immondice, comme la truffe du chien sur l’excrément cou­pable, encore un peu, qu’il lui devienne odieux et qu’il ne recom­men­ce­ra plus28. »

[Richard Vergez]

Ce à quoi nous aurons à nou­veau droit, c’est à l’indigence des réponses appor­tées. Car ce qui se décide dans les cénacles feu­trés des ins­ti­tu­tions euro­péennes se réper­cute sur toute une popu­la­tion. Le cou­rage dont aurait fait preuve le Premier ministre grec en capi­tu­lant ne peut se lire dans l’abstrait des articles de presse ou des com­men­taires poli­tiques, où la pré­ser­va­tion de quelques fétiches — tel que l’euro ou la dette — compte plus que le sort de la popu­la­tion. Le « dire vrai », si sou­vent mis en avant par les réfor­mistes (« Il faut avoir le cou­rage de dire la véri­té aux Français. ») est une ins­tru­men­ta­li­sa­tion à voca­tion péda­go­gique de la volon­té et de la néces­si­té. Il faut vou­loir un chan­ge­ment inévi­table, dou­lou­reux mais néces­saire. Le cou­rage de dire vrai, la fran­chise, la par­rê­sia29, furent ins­tru­men­ta­li­sés, enfer­mant le débat dans — au mieux — les déra­pages bud­gé­taires de la Grèce, et — au pire — dans le sup­po­sé pen­chant insa­tiable, voire géné­tique, du Grec pour la fraude, le vol et le far­niente. Une autre véri­té, c’est ce qui résulte réel­le­ment de ce cou­rage, c’est-à-dire la pour­suite d’une aus­té­ri­té ayant déjà démon­tré son carac­tère des­truc­teur. Le prin­cipe de res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive prend l’ascendant sur le carac­tère — théo­ri­sé par Hannah Arendt — fon­da­men­ta­le­ment impré­dic­tible d’une action. Celle-ci pre­nant dès lors place dans le creu­set des actions pas­sées, les rela­tions de cause à effet peuvent être iden­ti­fiées. Les consé­quences de ce cou­rage, pré­sen­tées dans leur réa­li­té crue, sans misé­ra­bi­lisme, rendent toutes mani­fes­ta­tions de conten­te­ment par­ti­cu­liè­re­ment dépla­cées. Parlons cru : l’austérité tue. Les lau­da­teurs du cou­rage dont aurait fait preuve Tsípras sont donc à ran­ger du côté des incons­cients et des bour­reaux. L’austérité tue, et sou­vent en silence. Nous ren­voyons le lec­teur à une étude du jour­nal médi­cal bri­tan­nique The Lancet, disant en résu­mé ceci : les consé­quences sani­taires des poli­tiques aus­té­ri­taires sont dra­ma­tiques. Épidémies, réap­pa­ri­tions de mala­dies comme la mala­ria ou la dengue, dépres­sions, sui­cides30.

« Les consé­quences de ce cou­rage, pré­sen­tées dans leur réa­li­té crue, sans misé­ra­bi­lisme, rendent toutes mani­fes­ta­tions de conten­te­ment par­ti­cu­liè­re­ment dépla­cées. Parlons cru : l’austérité tue. »

Il est inté­res­sant de noter, avec un recul qui oblige au bilan, que nous — un très large « nous », d’ailleurs — avons pro­je­té, en soli­da­ri­té tant poli­tique que morale, du cou­rage sur Tsípras, sur Varoufákis, tant les rai­sons d’espérer s’étaient faites rares ces der­nières années. Mais cet élan fut pris en étau entre pas­sion poli­tique (sur­tout) et rai­son ana­ly­tique (un peu moins). Refroidis par les conces­sions suc­ces­sives, enhar­dis par un réfé­ren­dum mais tou­jours pro­por­tion­nels aux épreuves que durent subir les res­pon­sables grecs, nos encou­ra­ge­ments témoi­gnaient autant d’un besoin de construc­tion de figures héroïques que de notre volon­té de faire front, face aux attaques des tenants de l’ordre éco­no­mique euro­péen. Les mois et les années ont pas­sé ; désor­mais, Tsípras, bien d’avoir modi­fié les rap­ports de force, use de cette même ter­mi­no­lo­gie : le « cou­rage poli­tique » ayant consis­té à ne pas « pré­ci­pi­ter la Grèce dans l’inconnu » et à « assum[er] les res­pon­sa­bi­li­tés ». Une nou­velle incar­na­tion du dis­cré­dit de la parole politique.

Ne renoncer à rien

Pour par­ler des luttes sociales, le champ lexi­cal média­tique mobi­lise lar­ge­ment la notion d’endurance : « la contes­ta­tion s’essouffle », « le mou­ve­ment perd en inten­si­té », etc. C’est d’ailleurs bien sou­vent le cas. L’économiste Frédéric Lordon fait remar­quer que le pou­voir — syno­nyme de notre dépos­ses­sion poli­tique — nous fatigue. « Car la sor­tie de la pas­si­vi­té réclame son sup­plé­ment d’énergie. Et les pra­tiques de la réap­pro­pria­tion ne com­mencent qu’après les huit heures de la vie pro­fes­sion­nelle — effet pra­tique, extrê­me­ment pro­saïque et concret, mais écra­sant, de la divi­sion du tra­vail poli­tique31. » Un encou­ra­ge­ment à la cri­tique, trop appuyé, mal contex­tua­li­sé, a peu de chances d’aboutir. Les démo­cra­ties capi­ta­listes ont sépa­ré jusqu’à l’absurde gou­ver­nants et gou­ver­nés. Et si l’autonomie qua­si autis­tique des pre­miers est bien docu­men­tée par la gauche cri­tique, il est moins dit des seconds qu’ils risquent la cata­to­nie poli­tique suite aux réflexions en vase clos et aux impé­ra­tifs idéo­lo­giques qui en découlent32. Reste à se consti­tuer un arse­nal éman­ci­pa­teur qui ne conduise pas à la frus­tra­tion, celle de l’impuissance indi­vi­duelle, et soit en mesure de for­ger une conscience et une pra­tique col­lec­tives — à cha­cun selon ses capa­ci­tés d’action — pas­sant par le refus de la logique de l’injonction au cou­rage. Pour mieux se réap­pro­prier un cou­rage pro­pre­ment poli­tique, et non plus nor­ma­tif et réac­tion­naire. Un cou­rage intime et quo­ti­dien, poli­tique sans être poli­ti­cien, consti­tu­tif d’une com­mu­nau­té plus ou moins ima­gi­naire : une car­to­gra­phie men­tale de la lutte et de la résis­tance que cha­cun se construit au contact du col­lec­tif, sui­vant ses propres com­plexions33, afin de réin­ves­tir les pos­sibles laté­raux — autre­ment dit, d’ouvrir des alter­na­tives contra­dic­toires et désobéissantes.


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  1. Désigne des dis­po­si­tifs ins­ti­tu­tion­nels et bureau­cra­tiques qui, sur base d’un pou­voir ration­nel-légal, repro­duisent ou mettent en œuvre les condi­tions et struc­tures sociales favo­rables à la repro­duc­tion du capi­tal. Sa forme contem­po­raine, le néo­li­bé­ra­lisme, peut être enten­due comme tota­li­taire dans sa visée nor­ma­li­sa­trice, mais non-tota­li­sante dans sa pra­tique, dans le sens où des espaces de com­pro­mis et d’insoumission coexistent. Les « poli­tiques du capi­tal », pas­sant notam­ment par la puis­sance de l’État, sont la consé­quence de cette subor­di­na­tion incom­plète aux rap­ports sociaux de pro­duc­tion du capi­ta­lisme — et un de leurs objec­tifs est la recherche d’évitement de la sédi­tion, c’est-à-dire pro­mou­vant des poli­tiques de ras­sem­ble­ment mais sous l’onction capi­ta­liste. L’injonction au cou­rage y par­ti­cipe.[]
  2. Voir le tra­vail de l’association de défense des droits et liber­tés des citoyens, sur Internet, la Quadrature du Net, four­nis­sant un recen­se­ment des pos­sibles abus liés à l’état d’urgence en France, après les atten­tats de Paris (2015).[]
  3. Éric Chauvier, Les Mots sans les choses, Éditions Allia, 2014.[]
  4. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capi­ta­lisme, Gallimard, 2011, pp. 44–45.[]
  5. « […] la vio­lence séman­tique, opé­rée dans la tex­ture du lan­gage afin d’en fixer les usages et d’en sta­bi­li­ser les réfé­rences, n’est pas suf­fi­sante pour réa­li­ser la confor­ma­tion des conduites, en sorte qu’il faut tou­jours, ou presque, l’associer à une vio­lence phy­sique ou, au moins, à sa menace, pour sta­bi­li­ser les inter­pré­ta­tions et, par là, éloi­gner le risque de dis­pute ouverte. » Luc Boltanski et Ève Chiapello, ibid., p. 144.[]
  6. Thomas Berns, Laurence Blesin, Gaëlle Jeanmart, Du Courage — Une his­toire phi­lo­so­phique, Encre Marine, 2010.[]
  7. Ibid., p. 13.[]
  8. « […] soit un modèle concep­tuel sur­plom­bant pla­qué sur le vécu de cha­cun au point de rendre celui-ci inex­pri­mable. » Éric Chauvier, op.cit., p.25.[]
  9. Luc Boltanski et Ève Chiapello, op.cit., p. 72.[]
  10. « Concernant la France, la ren­gaine est connue : notre pays souf­fri­rait d’un défi­cit de com­pé­ti­ti­vi­té dû à un coût du tra­vail trop éle­vé. Les pertes de parts de mar­ché et la com­pa­rai­son avec l’Allemagne sont évo­quées pour jus­ti­fier ce diag­nos­tic, le patro­nat prô­nant un « choc de com­pé­ti­ti­vi­té » basé sur un allè­ge­ment mas­sif des coti­sa­tions sociales. » dans Thomas Coutrot, Jean-Marie Harribey, Norbert Holcblat Michel Husson, Pierre Khalfa, Jacques Rigaudiat, Stéphanie Reillet, En finir avec la com­pé­ti­ti­vi­té, Attac, Fondation Copernic, octobre 2012.[]
  11. Aude Lorriaux, « La leçon de morale de Stéphane Le Foll à une femme au RSA, sym­bole de la décon­nexion des poli­tiques », Slate.fr, 14 décembre 2015.[]
  12. Cynthia Fleury, La Fin du cou­rage : la recon­quête d’une ver­tu démo­cra­tique, Le Livre de poche, 2011.[]
  13. Connu sur l’acronyme TINA, pour « There Is No Alternative », attri­bué à la Première ministre conser­va­trice du Royaume-Uni (1979–1990), signi­fiant qu’« il n’y a pas d’alternative » à l’économie de mar­ché, à la mon­dia­li­sa­tion et au capi­ta­lisme.[]
  14. Pierre Bourdieu, Raisons pra­tiques. Sur la théo­rie de l’action, Éditions Points, 1996, p. 103.[]
  15. Patrick Artinian, « Nationale 43 : sur la route du FN à 50 % (et plus) », Mediapart, 12 décembre 2015 et « Marine… qu’est-ce qu’on risque à l’essayer ? : Paroles de néo­le­pé­nistes », L’Obs, 4 décembre 2015.[]
  16. Entre autres : Gérard Mauger, Repères pour résis­ter à l’idéologie domi­nante, Édition du Croquant, 2013 ; Alain Bihr, La nov­langue néo­li­bé­rale : la rhé­to­rique du féti­chisme capi­ta­liste, Les Éditions Page deux, 2007 ; Mateo Alaluf, Contre la pen­sée molle — Dictionnaire du prêt-à-pen­ser, Édition Couleur livre, 2014 ; Pascal Durand, Les nou­veaux mots du pou­voir. Abécédaire cri­tique, Aden Éditions, 2007 ; Éric Hazan, LQR, la pro­pa­gande du quo­ti­dien, Raison d’agir, 2010 ; Thierry Guilbert, L’« évi­dence » du dis­cours néo­li­bé­ral. Analyse dans la presse écrite, Édition du Croquant, 2011.[]
  17. Luc Boltanski, op.cit., p. 151.[]
  18. Le Courage de réfor­mer (Claude Bébéar, 2002) et Le Courage du bon sens (Michel Godet, 2009[]
  19. Grégoire Chapuis, Jade Dousselin, Jérémy Pinto, « Le cou­rage de la réforme », Le Huffington Post, 1 octobre 2014.[]
  20. Michel Soudaix, « Bruno Le Roux ou l’art d’être du côté du manche », Politis, 9 mai 2015.[]
  21. Jérome Latta, « Emmanuel Macron en fla­grant délit d’apologie du that­ché­risme », Regards, 25 mars 2015.[]
  22. Cité par Christian Salmon, La céré­mo­nie can­ni­bale. De la per­for­mance poli­tique, Pluriel, 2014. p. 96.[]
  23. Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « La pro­duc­tion de l’idéologie domi­nante », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 2, n° 2–3, juin 1976, 3–73.[]
  24. Littéralement : ren­flouer. Dans le cas pré­sent : déci­sion poli­tique ayant conduit à remettre les banques grecques à flots, mais au prix d’un code de conduite aus­té­ri­taire.[]
  25. Comme le rap­porte Médiapart, François Hollande réitère cet appel au cou­rage dans son livre Les Leçons du pou­voir (2018). Le jour­nal en ligne nous apprend que l’an­cien pré­sident se voit comme celui « qui a aidé Alexis Tsípras à ava­ler cou­ra­geu­se­ment la pilule du plan de sau­ve­tage de la Troïka. »[]
  26. Gabriele Steinhauser, « Schäuble’s Timeout Plan for Greece Was ‘Courageous,’ Says Slovak Minister », The Wall Street Journal’s Brussels blog, 15 juillet 2015.[]
  27. Thomas Berns, Laurence Blesin, Gaëlle Jeanmart, op.cit., p. 100.[]
  28. Ibid. p.102.[]
  29. « Il y a ce que Foucault appelle le pacte par­re­sias­tique : la par­rê­sia montre le cou­rage d’un indi­vi­du qui se lie à une véri­té à laquelle il croit en disant cette véri­té envers et contre tout, et celui à qui elle est adres­sée doit en retour mon­trer de la gran­deur d’âme en accep­tant cette véri­té dif­fi­cile à entendre parce qu’elle est sans com­pro­mis et sans flat­te­rie. » Thomas Berns, Laurence Blesin, Gaëlle Jeanmart, op.cit., p. 76.[]
  30. Marina Karanikolos, Philipa Mladovsky, Jonathan Cylus, Sarah Thomson, Sanjay Basu, David Stuckler, Johan P. Mackenbach, Martin McKee, « Financial cri­sis, aus­te­ri­ty, and health in Europe », The Lancet, vol. 381, 13 avril 2013, pp. 1323–1331. Citons éga­le­ment : David Stuckler et Sanjay Basu, Quand l’austérité tue. Épidémies, dépres­sions, sui­cides : l’économie inhu­maine, Éditions Autrement, 2014. Karen McVeigh, « Austerity a fac­tor in rising sui­cide rate among UK men-stu­dy », The Guardian, 12 novembre 2015.[]
  31. Frédéric Lordon, Imperium — Structure et affect des corps poli­tiques, La Fabrique, 2015, p. 198.[]
  32. Ce qui est visé ici, ce sont par exemple les inci­ta­tions impé­rieuses à la cri­tique ou au débat, qui, aus­si per­ti­nentes soient-elles, peuvent venir ren­for­cer un para­doxe : répondre à la néces­si­té d’être cri­tique tout en res­tant sou­mis (même peu, voire en y trou­vant quelque agréable confort) à l’ordre domi­nant — vivre dans une grotte : seule échap­pa­toire à ce para­doxe.[]
  33. « La com­plexion entend sai­sir dans sa com­plexi­té l’entrelacs des déter­mi­na­tions phy­siques et men­tales qui font l’originalité d’une vie sin­gu­lière. La com­plexion repré­sente ain­si l’incorporation d’un nœud de dis­po­si­tions façon­né par l’histoire indi­vi­duelle. », dans Nicolas Martin-Breteau, « D’une classe à l’autre ». À pro­pos de : Chantal Jaquet, « Les Transclasses, ou la non-repro­duc­tion », La Vie des idées, 26 décembre 2014.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « L’émancipation comme pro­jet poli­tique », Julien Chanet, novembre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Yanis Varoufakis : « Que vou­lons-nous faire de l’Europe ? », sep­tembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Stathis Kouvélakis : « Le non n’est pas vain­cu, nous conti­nuons », juillet 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Cédric Durand : « Les peuples, contres les bureau­crates et l’ordre euro­péen », juillet 2015
☰ Lire notre article « Grèce — L’Europe agit comme si elle était en guerre contre les Grecs », Gwenaël Breës, juillet 2015

Julien Chanet

Né en 1985. Il vit à Bruxelles. Ecosocialiste contre les barbaries.

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